Rechercher

HERE

Richard McGuire (in Raw Volume 2 #1, 1989) – 155 X 223 mm – noir et blanc – 9780140122657
ICI (Gallimard, 2015) – 
304 pages – 165 x 240 mm – 9782070652440

Le récit est constitué de 6 pages constituées d’un gaufrier régulier et invariable de 6 cases. La première vignette montre le coin d’une pièce vide dans une maison. Les 35 cases qui suivent montrent le même emplacement, d’un point de vue fixe, à différentes époques, entre l’année 500.957.406.073 avant JC et 2033. Une multitude de sous-cases (des cases insérées dans des cases plus grandes), toutes datées par une étiquette, viennent révéler d’autres époques. Ces sous-cases inscrivent leur portion de lieu à l’exact endroit où est recouvert le décor de la case, dans une forme de continuité spatiale et de rupture temporelle. “Une vue multidimensionnelle du temps, proposée non pas de façon linéaire mais comme simultanée” (in Thierry Smolderen, Entretien [avec Richard McGuire], Neuvième Art, n°12, janvier 2006). Ce feuilleté de vignettes temporelles perce l’espace de la pièce représentée et transperce les pages du magazine. McGuire superpose la durée historique à la durée domestique. Une des principales actions spécifiques de la bande dessinée, c’est de produire des opérateurs de durée dans l’espace et elle le fait mieux que n’importe quelle autre discipline. La bande dessinée a toujours mis en jeu la dimension spatio-temporelle de ses récits : on se souviendra peut-être, dans un dispositif encore différent, des trois cases de Tintin au Tibet où Hergé prolonge le décor de la montagne d’une case à l’autre, tout en faisant évoluer ses personnages dans le décor.
Le court récit de McGuire fit l’objet d’un remake en 2014, sous forme d’un livre de 300 pages, multipliant les inventions et accentuant la complexité spatiale et temporelle du dispositif*. Cette version, en couleur, est formellement plus chatoyante et plus séduisante, si on se réfère au graphisme strict de la version originale. On entend déjà les puristes qui ne valideront que la version de 1989. Mais ce changement d’échelle permet à l’auteur de développer des lignes narratives plus riches. Dans cette version, l’angle de la pièce se situe dans le pli de la double page, faisant coïncider le livre dans sa matérialité avec l’espace diégétique. Sur le même modèle, faisant correspondre forme du livre et espace narratif, on peut citer Immo+ de Yann Kebbi, paru aux éditions 3 fois par Jour. Ce livre est en forme de parallélépipède penché, dont la couverture et la quatrième montre une façade et lorsqu’on l’ouvre, on retrouve un espace perspectif où Kebbi met en scène l’intérieur un immeuble, qui se présente comme une maison de poupée.
* Thierry Groensteen parle d’une double motivation : montrer, en premier lieu, que la mémoire humaine ne sélectionne pas les souvenirs en fonction d’une quelconque importance « objective » mais sur la base de résonances intimes ; rappeler, en second lieu, qu’à l’échelle du cosmos et de la nature, par rapport au temps long de l’histoire du monde, de la matière et de la vie, les agissements humains, quels qu’ils soient, apparaissent tous également insignifiants (in Le site de Thierry Groensteen).