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VEUVE-POIGNET

Greg Shaw (La 5e Couche, 2006) –
64 pages – 250 X 80 mm – quadrichromie – 9782930356228

Extrait du catalogue : “Attention : cette oeuvre contient des images explicites. Ce petit vade-mecum de l’onanisme réjouira les grands comme les petits. La masturbation permet la jouissance, voire l’orgasme. Veuve-Poignet aussi”.
Lorsqu’on ouvre le livre, on découvre un rabat replié sur la page de titre. Une fois déployé ce rabat révèle une légende sous forme de carrés de couleur et de motifs divers, rabat que l’on pourra consulter à tout moment pendant la lecture, puisqu’il reste ouvert en permanence. Cette opération de déploiement est, selon l’éditeur, une opération de décalottage du livre, nous verrons pourquoi.
La deuxième page révèle une seconde légende en trois petits carrés : jaune pour peau, rose pour gland et blanc pour sperme. La première planche nous raconte une masturbation standard, alternant les deux premiers carrés et terminant par le troisième. Les pages suivantes nous racontent les infinies variations que peut subir une séance de masturbation masculine, le plus souvent sous formes de déconvenues diverses. La légende du rabat permet de décrypter les nouveaux symboles carrés qui illustrent ces variations.
Chaque carré est réellement une case de bande dessinée, chacune de ces cases renvoie à une action ou un événement précis, fut-il répétitif. On a réellement affaire à une bande dessinée. L’espace de la bande dessinée est réduit à une dimension logographique ou pictogrammatique. Le logogramme, qui est aussi une image, devient une figure minimale qui se substitue à une scène très descriptive (il n’y a pas le moindre doute sur ce que nous sommes en train de regarder). Si le logogramme va vers l’idéogramme, il fait apparaître la figure représentée et prend le risque de ne pas être décrypté s’il est trop stylisé; s’il va vers l’idéogramme, plus arbitraire, il nécessite une initiation, d’où la légende figurant sur le rabat. Cela débouche sur un suspens sémantique : la chute provient de cette petite latence, au moment où l’on se réfère à la légende pour décrypter la séquence. Le rire est double : un rire paillard, au regard du sujet abordé, et, ensuite, nous rions de notre rire, nous rions du fait de nous surprendre en train de rire devant des carrés. Il résulte de la tension entre l’aridité de la représentation symbolique et le sujet prosaïque et potache auquel ces carrés renvoient. Des carrés qui pourraient exprimer (ou révéler) une forme de puritanisme, l’obscénité ne prenant place que dans notre imagination.

Né en 1979 à Gand, Greg Shaw étudie la bande dessinée à l’académie des Arts de Bruxelles. Il aime créer des récits atypiques, en s’astreignant souvent à des contraintes formelles. En 2005 paraît Parcours pictural, son premier album, entièrement abstrait *, qui joue avec les limites de la définition de la bande dessinée.

* Il n’existe a priori pas de bande dessinée abstraite. Une bande dessinée, en tant que telle, se déploie dans des processus et des opérations relevant de la durée. Tous les moyens utilisés pour figurer cette durée sont illusionnistes. Pour constituer une séquence de bande dessinée, il faut que les éléments constitutifs de cette séquence induisent de façon décisive une consécution, autrement l’on a affaire qu’à un catalogue d’éléments hétérogènes. Si ces éléments sont disposés sur une même planche, mais qu’ils sont disjoints thématiquement, plastiquement, etc., l’on a juste affaire à un archipel, à un tableau kaléidoscopique, à savoir un ensemble d’objets agencés dans un espace tabulaire. Pour que ces objets cessent de n’être que ces objets disparates, et qu’ils fassent bande dessinée, il faut un illusionnisme, qui sera celui des opérateurs de durée. Cet illusionnisme est une représentation, une représentation du temps, une représentation du temps en espace (par conséquent, ce n’est pas une bande dessinée « abstraite »).